Questions / Réponses

Comment est né ce film ?
Le 4 mars 2020, j’ai intégré les nouvelles
équipes de Salto, la plateforme française
de TF1, M6 et France Télévisions, au sein
de la Direction de la Communication &
Marketing. 10 jours après, le confinement
était déclaré. Netflix, j’imagine, pour
concurrencer la nouvelle plateforme
française en construction, avait décidé
d’acquérir une flopée de films français
du patrimoine. Parmi eux, se trouvait le
film Mon Oncle d’Amérique que je n’avais
pas revu depuis mes 12 ou 13 ans, il m’est
alors apparu comme une évidence.
La justesse intellectuelle du fort concept
façonné par Alain Resnais m’a frappé.
Je m’en suis largement inspiré pour
mon 1er long métrage.

Photo : William Boulay


Pourquoi avoir choisi un format hybride
mêlant documentaire et fiction ?

Ce film, Modern Lovers, pourrait être
décrit comme contemplatif, introspectif,
ludique. Il se déroule en permanence sur
ces 2 niveaux ; d’un côté, cette histoire
qui est racontée, l’extrême rudesse de
ce métier ostréicole et la renaissance
humaniste de cette femme à travers
les yeux d’un homme porté sur des
rencontres fortuites dictées par
des algorithmes.
De l’autre, l’image et la parole enregistrées
de Giuseppe Longo exposant la
compréhension des fragments du réel, du
vivant, de la physique, par ces outils. Il peut
y avoir des abus mais à contrario, aussi,
des contributions très importantes.
La force de ce récit vient de cette hybridité.
Il me fallait questionner le monde, celui
que je connais depuis mon enfance qui est
en perpétuelle transformation. Petit, on
se mariait dans la presqu’île ou on partait
« faire des études » comme on disait là-bas.
Grand, on y revient parfois seul.
Alors le moyen le plus simple est d’aller
vers ces applications de rencontres pour
en faire justement. Et cette question,
il fallait que je la place en face d’un
éternel questionnement sociétal, de
recherche ; une pensée pure littéralement
issue d’un chercheur mathématicien
et surtout épistémologique, quelqu’un
qui questionne, qui étudie, critique des
sciences, destinée à déterminer leur
origine logique, leur valeur et leur portée.
Aujourd’hui, quotidiennement, des
articles traitent du sujet de l’Intelligence
Artificielle, des algorithmes, alors qu’ils
sont le fruit d’une longue pensée
scientifique dont celle de Giuseppe Longo est issue.
Je ne pouvais créer une fiction sur le sujet
sans traiter en parallèle son histoire du
sens. Mon idée finale est même de générer
une certaine poésie par ces deux mondes
que je fais dialoguer.

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Pouvez-vous en dire plus sur
Giuseppe Longo ?

Giuseppe Longo est mathématicien
de la logique et de la calculabilité, et
épistémologue. Il est entre autres Directeur
de Recherches Emérite au Centre Cavaillés,
CNRS, Collège de France et à l’Ecole
Normale Supérieure.
Il y a une quinzaine d’années, nous étions,
mon fils Zacharie et moi en Toscane,
visitant Giuseppe et sa femme dans leur
charmant petit village de vacances, Casale
Marittimo.

Photo : HB

Zacharie dans toute sa curiosité juvénile
demanda un soir à Giuseppe ce qu’il
faisait toute la journée dans son bureau.
Il lui répondit simplement qu’il écrivait
avec un collègue américain un article
sur la Big Data et l’utilisation désastreuse
qu’en faisaient les GAFAM. Nous passâmes
l’intégralité du dîner sur cette si jolie
terrasse au coucher du soleil à écouter
Giuseppe expliquer le travail d’une vie,
basé sur la machine de Turing
amenant les algorithmes rythmant, par
exemple, les rencontres « amoureuses »
d’aujourd’hui. J’ai en partie conçu ce film
en pensant à cette soirée toscane et nous
nous sommes ainsi retrouvés en 2022 à
Venise pour tourner le film avec Giuseppe.

Photo : William Boulay

…Et sur le personnage de Elle ?
Elle, c’est une femme qui vient de nulle
part, on ne le saura jamais du reste tout
au long du film. Elle survient au moment des
fêtes au pays des huîtres quand la
production est la plus intense. Elle travaille dans
une cabane ostréicole en tant que « femme
de cabanes » et loge pour un temps dans
une vieille cabane très austère au bout
de la grève. Elle n’est plus en quête de
rien. Elle survit dans un monde qui ne lui
appartient plus.
Lycéen et étudiant, j’ai travaillé pendant
ces fêtes chaque année dans ce monde
bigarré, dur, humide, et formidable où
se côtoyaient des gens issus de milieux
très différents : précaires, routards, objecteurs
de conscience, employés de la SNCF
en « vacances » et « en famille », etc.
Une année, un homme intense, froid et
silencieux travaillait à mes côtés. Après
de très longues journées de travail, il me
raconta sa vie passée par tous les emplois
saisonniers (vendange, cueillette, etc).
10 ans auparavant, il était ingénieur
aéronautique à Toulouse. Un soir, il rentrait
avec sa femme et sa petite fille en voiture.
Un accident survint. Lui seul survécut sans
aucune séquelle physique. Il n’était plus qu’errance. Le
personnage d’Elle en est son pendant
féminin et je lui donne dans le film une
certaine résurrection.

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Existe-t-il une dimension
autobiographique dans le personnage
de Louis ?

Louis, c’est le personnage bonhomme
du film. Il est ouvrier ostréicole depuis
longtemps, apprécié de tous, mais reste,
malgré ses amis, profondément seul. Il
passe son temps, dès qu’il en a, en
quête de l’âme soeur sur les applications
de rencontre. Partout et nulle part. Il va réaliser sans le demander son rêve.
En revenant souvent dans ma région
d’enfance, y retrouvant mes amis
d’enfance, mes « frères », j’ai (re)côtoyé
des copains de maternelle et de primaire.
Ils s’étaient mariés, avaient eu des enfants,
s’étaient séparés et passaient leur temps
à… errer sur les applications de rencontre.
Louis est un des leurs.
Si loin de moi, je me suis toujours abstenu
de ces algorithmes amoureux, et
pourtant si proche dans sa quête d’un
absolu amour…

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Pourquoi avoir choisi Venise et les parcs
ostréicoles de la Côte Sauvage pour
lieux de tournage ?

Les séquences de conversations avec
Giuseppe Longo se déroulent toutes dans
la Cité des Doges en Italie. Venise, c’est la
ville de l’Amour par excellence. On y va
en amoureux, pour déclarer sa flamme
ou pour fêter ses noces de diamant. Mais
c’est aussi une ville, on l’oublie souvent,
qui représente une immense histoire
intellectuelle et culturelle de notre
monde occidental. Notre histoire de la
pensée, longuement débattue avec notre
chercheur, ne pouvait se tenir que dans
cette ville. Elle fut et reste une évidence.
Je l’ai découvert tardivement en 2021, juste
après les confinements, moi l’amoureux de
l’Italie, mais voulant laisser au temps le soin
d’amener mon amoureuse. J’y suis allé
seul, rendant visite à mon amie
chanteuse, Sara Longo.

Photo : William Boulay

Une chose telle que Venise, aucun homme ne
peut la faire. Dieu seul. Ce qu’un homme peut
faire de plus grand, qui l’approche le plus de
Dieu, c’est, puisqu’il ne peut créer de telles
merveilles, de préserver celles qui existent.

Simone Weill – philosophe humaniste.
Il aurait été trop « facile » de situer la
fiction dans une grande ville de type Paris.
Je voulais amener du contemplatif, de la
poésie, une nature irréelle contrastant avec nos
problématiques humaines et entrainer
mon récit vers la vie de ces ostréiculteurs
et femmes de cabanes, travaillant dans
un cadre magique (les claires, les marées,
les parcs,…) pour un métier si dur, intense,
humide et éreintant.
Et puis ma maison d’enfance se vendait
et j’avais envie d’y situer l’action du
« printemps », celle d’une possible
renaissance de notre héroïne. L’idée de
faire exister à l’écran ce jardin halluciné
façonné par ma mère pendant des
décennies avec ces fleurs, ce cèdre qui a
mon âge et le cyprès me portait dans la
construction de cette séquence à la limite
de l’onirisme. Elle y part à la fin des fêtes
pour s’y reconstruire grâce à Louis. Leur
histoire peut commencer…

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Comment avez-vous travaillé la
bande-son du film ?

Comme à mon habitude, j’ai travaillé
avec la voix de Sara Longo, qui a déjà
participé, seul ou en groupe, à quasiment
tous mes courts métrages. Elle reprend
dans ce film deux standards de la
musique traditionnelle américaine, a
capella, intervenant dans deux endroits
névralgiques du film ; la transition pour
une certaine réincarnation et la danse en
contre lune lors de la séquence finale.
Pour la première fois, j’ai travaillé avec
un compositeur, Mathieu Girard. Notre rencontre est
intervenue sur le tournage ; ami de Jérôme,
le comédien du film, il m’a demandé de
prendre en stage son fils pour la première
semaine de tournage. Et puis, nous nous
sommes interpellés sur la musique et
notre collaboration pour quelques mois
s’est façonnée.
Mon idée directrice : les mots sans les
images pour décrire les différents modules,
ses compositions et les retouches sur les
séquences. De Richter adaptant Les Quatre
Saisons de Vivaldi, à Lou Reed et Massive
Attack en passant par Ligeti, Ry Cooder,
Reich et Anouar Brahem, telles furent nos
influences.
Et je n’oublie pas mon ami d’enfance,
François, seul musicien à l’écran reprenant
avec sa guitare lors du feu de camp
final sur une plage magnifique un « Oh
Whisky Leave Me Alone », si cher à Howard
Hawks, en canon avec Jérôme et le reste
de la troupe. J’ai voulu que mon film soit
polyphonique.

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Quelles ont été vos principales sources
d’inspiration pour ce projet ?

Elles sont diverses et très variées comme la
musique. Au début, nous avons beaucoup
travaillé avec Quentin le chef opérateur,
sur l’image, les mouvements du film.
Nous sommes partis sur Malick et ses
« Moissons du Ciel »; le générique début, que je
souhaitais absolument voir à l’écran,
en est un clin d’oeil.
J’ai déjà cité Hawks mais deux des thèmes
qu’il utilisa sont dans ce film, comme
d’autres sont dans mes courts métrages.
Les puristes les reconnaitront.
Et puis, il y a l’Ouest américain de John
Ford tout d’abord mais aussi idéalisé par
ces trublions des années 80 que sont
Wenders et Jarmusch. J’avais envie de
sublimer mes paysages d’enfance, les
marais ostréicoles, les parcs au large de l’Ile
d’Oléron, et les plages de la Côte Sauvage,
en tentant de leur donner ces teintes,
ces esprits.
Pour terminer, nous avons travaillé avec
Zacharie, l’étalonneur du film, sur les
peintures de Dali pour une certaine partie
du film et l’impressionnisme français
autour de Degas et Manet.
Pendant la post-production du film,
j’ai pu enfin voir le « Jeanne Dielman, 23
Quai du Commerce, 1080 Bruxelles »,

Photo : William Boulay

de Chantal Ackerman. J’en suis sorti ébloui
mais, surtout, cela m’a conforté dans ma
recherche de radicalité.


Pourquoi avoir choisi d’auto-produire
ce projet ?

Depuis maintenant 26 ans, je travaille dans
le milieu de l’audiovisuel, de la production
de CD-ROM ludique à une Plateforme
SVOD en passant par un grand groupe
audiovisuel français. Durant cette période,
j’ai monté, produit, réalisé quelques
films de commande ou personnels. Je
parlais de radicalité, mot qui peut effrayer
nombres de producteurs aujourd’hui, et
je préférais me lancer avec mon équipe de
professionnels dans une aventure dont je
savais, voir la fin. Qui aurait pu produire ou
financer un tel film ?
Et surtout, je n’avais pas beaucoup de
temps. Ma maison d’enfance devait se
vendre, elle a été cédée en deux jours,
et je devais tourner, loger, l’équipe en
place. Mes amis charentais, Delphine la
cuisinière, Gadelu, le régisseur, François,
le guitariste, et tant d’autres venant se
greffer ici ou là, m’ont tous aidé avec un
élan soutenu et sans faille. Je ne pouvais
rentrer dans les dépôts de dossiers pour
attendre une validation professionnelle
si aléatoire pour un tel projet.
Nous tenions à ce que l’équipe mange
divinement et ce fût le cas ; passant de
soupe de poissons, à des tellines, huîtres,
langoustines, palourdes et autres éclades.
Et ceci, je le souligne, en circuit très court :
légumes du potager, coquillages pêchés
à quelques encablures, etc.

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Pouvez-vous parlez des projets
dérivés du film ?

Avec mon fils Zacharie, opérateur caméra
sur le tournage à Venise et étalonneur du
film, nous avions promis à Giuseppe de lui
fournir une intégralité de ces discussions
montées à partir des rushs du tournage
dans la Cité des Doges. En dérushant, je
me suis vite aperçu de l’intérêt formidable
dans sa longueur de cette parole rare et
si éclairante sur l’Intelligence Artificielle
que nous dresse Giuseppe ; si loin de la
pensée si convenue qui éclate aujourd’hui
avec l’apparition du ChatGPT et des images
« trafiquées » par les IA. Nous avons ainsi
décidé de produire une mini-série de
5X26’ sur la base des images tournées : Les
Sciences et Leurs Limites. Giuseppe Longo,
CNRS & ENS, Paris, à partir de son livre
récent pour les PUF.
Le film porte une image également assez
poétique et contemplative tout en gardant
l’aspect si rude de ce si beau métier qu’est
l’ostréiculture. Je voulais dès l’initiation du
projet rendre hommage à ces hommes et
femmes, qui, par tous les temps, travaillent
dans un univers si éblouissant mais si rude,
pour façonner l’huître. Les images de la
période des fêtes au sein de l’entreprise
ostréicole de la Famille Favier, que je
remercie vivement de nous avoir ouvert
toutes les portes, et celles du printemps sur
les parcs de mon ami David Jaud, sont si
intéressantes qu’une vision documentaire
m’est venue à l’esprit.
Ainsi un 26’ , les Paysans de la Mer, va être
produit sur ces bases.

Photo : William Boulay